Saturday, September 24, 2011

natureplusdignité

La mise en œuvre sur l'homme des biotechnologies nouvelles suscite des réactions multiples. Celles-ci sont sous-tendues par des conceptions de l'homme, de sa vie familiale, sociale et politique qui sont parfois très divergentes. Il est nécessaire de faire l'inventaire de ces positions fondamentales qui sont rarement exprimées et discutées dans les comités d'éthique. Nous en proposons une recension sur deux thèmes fondateurs de l'éthique : la dignité et la nature de l'homme. Les réflexions qui suivent sont schématiques mais nous espérons qu'elles puissent servir de base de départ à des échanges approfondis, tant les enjeux de société et les conséquences sur l'homme sont considérables.

Depuis une vingtaine d’années, des comités consultatifs d’éthique médicale ont été créés aux niveaux nationaux et internationaux. Ils sont appelés à formuler des avis et des recommandations sur l’usage chez l’homme des biotechnologies nouvelles. Ils doivent dire parmi ce qui a été expérimenté en laboratoire et utilisé dans les élevages d’animaux ce qu’ils proposent de transférer chez l’homme et dans quelles conditions. Les comités se multiplient aussi aux niveaux locaux et régionaux dans les milieux de recherche et dans les hôpitaux pour suggérer des conduites concrètes dans des cas éthiquement difficiles rencontrés au fil des jours.

De fait, les technologies nouvelles surgissent de plus en plus rapidement à la sortie des laboratoires et des animaleries. Les moyens nouveaux offrent des facilités et des accommodements inespérés jusqu’alors ; ils inquiètent aussi par les déstabilisations et les inconvénients qu'ils peuvent entraîner sur la vie des personnes et sur celles des familles et des communautés, au-delà de leur séduction immédiate. Parmi les thèmes auxquels l’opinion publique est la plus sensible, il y a la maîtrise de la fécondité, l’assistance à la procréation et les fécondations artificielles qui séparent la relation sexuelle de la grossesse et de l’éducation parentale ; il s’agit aussi des dons d’organes, de l’insertion des recherches dans la pratique médicale quotidienne, de la conduite à tenir à la période des fins de vie, sans compter bien d’autres thèmes liés ou non à la recherche et à ses innovations.

Les avis donnés par les comités consultatifs nationaux inspirent des dispositions législatives qui sont discutées puis promulguées par voie parlementaire. Elles légalisent des pratiques nouvelles. Certes, elles laissent en principe à chacun la liberté et la responsabilité de ses actes au titre de la clause personnelle de conscience, mais, de fait, elles dépénalisent et banalisent des conduites auparavant interdites. En effet, la législation en vigueur devient le critère de ce qui est bien et de ce qui est mal, bien qu'elle veuille seulement dire ce qui est légalement permis ou défendu.

Les membres des comités sont choisis pour leurs différentes compétences professionnelles ainsi que pour leur représentativité dans l'ordre social, philosophique et religieux. Des difficultés surgissent forcément pour trouver une communauté de pensée tant peuvent différer les opinions des uns et des autres sur la dignité et la nature de l'homme, sur les attributions qu’il convient de donner à la famille, aux communautés de vie et de travail, et à la société en général.

Les divergences aboutissent parfois à la formulation de propositions contradictoires. Tel fut en France le cas de l'avis 63 du Comité National Consultatif d'Ethique sur la gestion de la fin de vie : il a voulu maintenir l’interdiction de donner la mort, fut-ce au titre du soulagement de certaines fins de vie, mais, au titre de la tolérance et du respect de la liberté de chacun, il a suggéré "une exception d'euthanasie" qui dépénaliserait parfois une mort donnée par le médecin pour soulager[1] (mercykilling des anglophones).

En Hollande, une telle disposition, 15 ans après sa mise en place, aboutit à ce que prés de 5% des décès surviennent de la main du médecin sur une demande exprimée par le malade ou non s’il n’est pas lucide. Rappelons que la loi française de 1975 sur l'avortement maintenait aussi en préambule le respect de la vie humaine dès la conception mais ouvrait des possibilités d'interruption de grossesse qui, 25 ans plus tard, aboutissent à ce qu’au moins une grossesse sur quatre soit avortée.

Les pensées profondes qui fondent les prises de position des uns et des autres sont d'origines philosophiques, religieuses, scientifiques ou politiques différentes ; elles sont rarement mises en discussion dans les comités, faute de temps et par crainte d'affrontements difficiles à gérer[2]. La gêne avait été fortement ressentie à l'élaboration de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948. Elle n'est pas aujourd'hui atténuée et se manifeste fréquemment. Il faut cependant que les membres, à titre personnel ou en groupes de travail, débattent sur le fond des divergences de pensées. En effet, comment peut-on formuler des options sur les conditionnements biologiques, psychologiques et sociaux de la vie humaine sans avoir quelques projets sur elle ? Peut-on simplement considérer que tout ce qui est praticable sur l’animal se justifie pour l‘homme ? Y a-t-il une dignité humaine qui nous distingue clairement de l’animal ? Le choix des conduites présuppose une anthropologie globale et un minimum de projets sur l’homme et la société. Bien que tous invoquent "la dignité de l’homme", il est évident que les uns et les autres en ont des conceptions basiques différentes qu’il faut connaître et auxquelles il faut réfléchir tant elles fondent les propositions qui en résultent : ainsi, c’est sous le même titre de “dignité de l’homme“ que les uns veulent autoriser des morts données ou prescrites par le médecin et les autres les exclure totalement.

C’est téméraire pour le chirurgien que je fus de vouloir parler de ces questions. Comme médecin on traite, à l'occasion des cas médicaux qui se succèdent, des personnes uniques qui donnent leur confiance. Lorsque les soignants sont consacrés à des maladies graves comme les cancers, ils rencontrent des situations de grand inconfort physique et mental. Ils sont amenés à voir, à soutenir et souvent à admirer les ressources que déploient les malades et leurs proches en souffrance ; ces rencontres vécues quotidiennement pendant de longues années conduisent à réfléchir aux dimensions de l’homme, corps, âme et esprit, ainsi qu'à sa singularité foncière dans le monde qui l’entoure. Voilà pourquoi, en retraite, devant la montée de certaines dévaluations de l’homme, l’éthique m’a particulièrement préoccupé. Le lecteur voudra cependant bien accepter que mes propos relèvent d’une philosophie plus chirurgicale qu’érudite !

Dignité de l’homme

Nous allons d’abord évoquer quelles conceptions de l’homme servent de base à ce que les uns et les autres appellent “sa dignité". On peut schématiser une première conception commune aux pensées juive, chrétienne et musulmane, ensuite mentionner la réflexion d'Emmanuel Kant qui est un repère fréquent pour les comités d'éthique, enfin voir les arguments de Tristram Engelhardt, philosophe et médecin américain, car ils sont représentatifs d’une conception de l’homme assez répandue parmi les scientifiques ainsi que dans le public occidental. Pour terminer ces brèves synthèses, nous évoquerons quelques assertions qui flottent dans l'air du temps et inspirent manifestement certains avis formulés en comités d’éthique.

Dignité et nature de l'homme dans les pensées juive, chrétienne et musulmane

Les fils d'Abraham détiennent un large capital commun. Pour eux l'univers est créé et ordonné par une toute puissance immatérielle et bienveillante qui n’est pas de ce monde. Ce dernier est initialement bon, affirmé et réaffirmé tel au terme de chacune des "périodes" de sa création. Les désordres qui l'affectent sont consécutifs à l’action désordonnée de l'homme qui doit leur faire face et s’efforcer de les corriger dans un effort permanent d'intelligence et d’activité. Il s’agit de restituer autant que possible la bonté de la création initiale ; en toute occurrence cette bonté fondamentale reste visible dans l'univers et chez l'homme lui-même, malgré les désordres qui accidentent la nature.

L'homme est créé à "l'image de Dieu" et apparaît comme le sommet de l'œuvre créatrice. Il y a donc en chaque personne une dignité intrinsèque et spécifique, fondée sur une autonomie d'ordre existentiel et une finalité transcendante, sans équivalent chez les animaux, qui ne sont pas des "personnes" mais des individus de l'espèce et du troupeau. En outre l'homme est institué gestionnaire des biens terrestres. Il est délégué en toute liberté et responsabilité au gouvernement du monde inerte et vivant où il se trouve. Il est appelé à une "croissance" et à un développement permanent grâce à ses dons naturels, à son travail, à sa réflexion, à sa prudence et à ses capacités créatrices.

Dans la religion chrétienne, Dieu, se faisant homme en Jésus-Christ, restaure en puissance la dignité initiale de chacun tout en lui laissant sa liberté. L'œuvre de rédemption offre à chaque personne un destin final de plein achèvement et de joie en Dieu.

Les sources juives, qui sont à l'origine des trois descendances d'Abraham et de Moïse, donnent à chacune des bases anthropologiques communes. Il en résulte des conseils pressants pour la protection, l’entraide et le respect inconditionnel dus à chaque personne. Celle-ci est vue comme un tout, corps, âme et esprit, éminemment respectable et indisponible sans son accord éclairé.

Dans les comités d’éthique ces positions communes sont nettement perceptibles à l'écoute des propos que les représentants des trois religions formulent au sujet de la génération humaine, de la famille, de l'amour de la vie, des souffrances et des fins de vie. D’autres n’adhérent pas explicitement à ce capital commun mais s’en rapprochent plus ou moins, tandis que d’autres s’en écartent franchement.

La pensée d'Emmanuel Kant

Pour la majorité, y compris les précédents, elle est reconnue dans les comités d'éthique comme une base essentielle de réflexion. Elle réunit un large consensus : pour les uns c'est un minimum, pour les autres un maximum.

Il s'agit d'une démarche humaniste et rationnelle menée à partir de l'observation de l'homme en bonne santé physique et mentale. Luthérien et de famille piétiste[3], E. Kant dissocie dans la presque totalité de ses travaux foi chrétienne et démarche philosophique. Cette dernière se comprend bien dans le contexte des pensées contradictoires qui ont précédé ou entouré la sienne. Il s'agit par exemple de celle de Wilhelm Leibniz, un rationalisme qui tente de concilier scolastique et cartésianisme, et de celle de David Hume qui, au nom de l'empirisme, nie la valeur du principe de causalité et réduit les idées à des perceptions subjectives, comme Sigmund Freud le fera plus tard dans "L'avenir d'une illusion"[4]. Dans ce contexte antagoniste, E. Kant veut fonder la dignité de l'homme sur une connaissance objective de lui-même et du monde qui l'entoure. Que puis-je connaître par moi-même ? Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ? Il s'agit de répondre à ces questions avec le seul usage de la raison, sans recourir à des données révélées d'origine religieuse.

La raison, dit-il, donne accès à des valeurs universelles scientifiques et morales qui réagissent face aux tendances individuelles subjectives ; il en résulte un conflit dont émerge pour chacun une notion de bien et de mal. La tension de conscience ainsi créée conduit à des choix et à des comportements de raison qui singularisent et fondent la dignité spécifique de l'homme. C’est à ce titre que l’être humain est unique, n'a pas de prix et n'est pas monnayable. Il ne doit donc pas être instrumentalisé ou chosifié. C'est bien là le statut qui fonde l'éthique actuelle aussi bien que la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948. La personne a sa fin en elle-même, elle n'est ni échangeable, ni remplaçable, ni quantifiable, notamment en termes de valeur monétaire. C'est l'adage de Kant maintes fois rappelé en éthique médicale : "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen." (Fondement de la métaphysique des mœurs - 1785). Il y a là, c'est certain, une base essentielle de l'éthique actuelle ; elle rencontre en théorie, sinon toujours en acte, un large consensus. Toutefois quelques remarques s’imposent.

D’abord cette façon de traiter l'humanité dans la personne et non chaque homme comme une fin en soi est un peu ambiguë car elle fait de chacun une entité abstraite à caractère collectif, appelée "humanité".

D'autre part y a-t-il une fin en soi pour un être limité par sa mort et par d'autres délimitations de sa vie ? Il ne pourrait réellement trouver cette fin que dans une puissance et une immortalité qui le mettraient hors du temps et de l'espace.

Enfin et surtout la proposition kantienne fonde la dignité sur des capacités mentales : c'est une dignité d'avoir et de raison, non pas d'être humain en soi. Qu'en est-il alors du fœtus, du nouveau-né, de l'enfant avant l'âge de raison, de l'handicapé mental par maladie, par vieillissement ou par accident ? Ceux-là ne peuvent être traités ou réagir vis-à-vis des autres comme s’ils étaient pourvus de raison, d’autonomie et d’une détermination personnelle complète. Dès lors où en est leur dignité ? Sont-ils des personnes ? Détachée d'une affirmation de transcendance, cette philosophie humaniste ne fonde pas à elle seule la dignité dans le cas où les capacités mentales requises sont disparues, réduites ou discutables. Et même dans le sommeil ou sous anesthésie, l'homme perdrait-il sa dignité ? On retrouve ici le "je pense donc je suis" de Descartes qui laisse supposer que je suis avant tout et d'abord lorsque je pense.

Dans son livre "La religion dans les limites de la simple raison", E. Kant ne veut recourir ni à une intuition intellectuelle suprarationnelle qui introduirait une réalité transcendante ni aux données révélées. C'est pourquoi certains ont fait observer qu'il avait érigé en norme suffisante une infirmité intellectuelle[5].

Quoi qu'il en soit des pensées profondes de l'auteur, on est assez loin des modes de connaissance décrits par Augustin d'Hippone "Intellige ut credas, crede ut intelligas" (comprendre pour croire, croire pour comprendre), ainsi que de la Somme Théologique où Thomas d'Aquin recourt à "la révélation" lorsqu'il estime que la raison ne permet pas à elle seule d'atteindre toute la vérité. Nous sommes déjà chez Kant devant une sorte de confinement de la dignité de l'homme propre aux courants de pensées rationalistes et positivistes. On voit qu’en puissance, dès cette époque, divers désordres mentaux momentanés ou permanents mettent en cause la dignité de la personne ; on se trouve orienté vers une mesure de l'homme proportionnelle à ses avoirs mentaux.

Les arguments de Tristram Engelhardt

T.H. Engelhardt est une personnalité contemporaine de l'éthique médicale nord-américaine ; il est docteur en philosophie et en médecine, professeur à Houston (Texas), fondateur d'un journal de médecine et de philosophie, auteur ou éditeur de plusieurs livres dont celui qui donne les bases de la bioéthique telles qu’il les conçoit[6]. Sa pensée est assez représentative d'autres "positivismes" à travers le monde, en particulier dans les milieux scientifiques. On peut la résumer sommairement comme suit.

Il constate d'abord qu'aux Etats-Unis le débat éthique est pluraliste en raison de la démocratie et des origines très diverses de la population des points de vue géographique, ethnique, philosophique et religieux. De fait nous sommes maintenant en Europe Occidentale dans la même situation. L'éthique démocratique demande la coexistence des opinions et le respect de la liberté de chacun ; il ne faut pas influencer l'autre, dit Engelhardt ; il sous-entend même une certaine équivalence des positions : au titre de la bienveillance aussi bien que du respect dû à tous, il n'y a pas à chercher de valeurs objectives communes. En quelque sorte, sous le rapport des références éthiques, le soignant et le soigné sont invités à rester étrangers l'un à l'autre.

Les professionnels de la santé se trouvent parfois devant un conflit entre leurs idées personnelles et celles des malades. Ces dernières doivent être respectées. Chacun doit être soigné en tant que personne consciente, libre et autonome. Il doit recevoir une information médicale complète pour pouvoir exercer un jugement personnel en toute lucidité et indépendance. Il semble même qu’il faille accepter cette dernière jusqu’à la négation de certaines dimensions relationnelles qui mettent en cause la solidarité humaine communément admise. L’auteur constate ensuite que des personnes possèdent l'ensemble des moyens mentaux attendus chez l'homme : la raison, le discernement, la liberté d'agir, une autonomie identifiable.

Il y a alors des "non-personnes" : fœtus "in utero", nouveaux-nés, handicapés mentaux par maladie ou accident, grands vieillards ayant perdu leur lucidité ; celles-ci n'ont pas en elles-mêmes et par elles-mêmes de dignité humaine. Ce n'est pas l'appartenance biologique et génétique à l'espèce "homo sapiens" qui compte pour être une personne, c'est l'exercice en acte des facultés mentales attendues dans l'espèce humaine. L'auteur considère par exemple que les fœtus humains qui ne sont pas, dit-il, des personnes potentielles mais seulement probables, n'ont pas la dignité de personne : il s'ensuit que la suppression de leur vie ne lèse pas une personne[7].

La destinée des "non-personnes" repose, toujours selon l'auteur, sur le choix des communautés auxquelles elles appartiennent. Ainsi, certaines "non-personnes" sont malgré tout des personnes au sens social, par incertitude ou encore par affection, et justifient aux yeux de leur entourage une prise en charge et l'assimilation à une personne. Dans l'esprit de l’auteur il y a donc des "non-personnes" qui sont assimilées aux personnes en raison d’un attachement affectif ou social justifié par le souvenir d’une relation passée. La ligne de partage entre les unes et les autres est ainsi variable et relative au milieu dans lequel elles vivent.

On voit que pour T.H. Engelhardt, de façon cette fois très explicite, la dignité de l'homme n’existe que sur la base de facultés mentales et morales effectivement exercées dans l'autonomie. L'homme ainsi compris est respectable, mais sa dignité n'est pas attachée à sa nature, c'est une dignité liée aux avoirs et non pas à l'être humain et à sa nature foncière. La non-dignité humaine (oserait-on dire l’indignité ?) est constatée du fait de l'absence de certaines capacités mentales, surtout lorsqu'elles sont définitivement perdues.

Finalement la vie de la personne est respectable en fonction de critères évalués par les proches ou par les collectivités environnantes. On imagine les comportements qui peuvent résulter d'une telle conception sur la vie du fœtus et du nouveau-né, sur celle des handicapés et des malades en fin de vie. Diverses discriminations au droit de vivre peuvent être évaluées par autrui ou par la société. On songe forcément ici au livre de Binding et Hoche écrit à Leipzig en 1920[8] qui a certainement, compte tenu de la personnalité très en vue des auteurs, influencé la suite des événements en Allemagne nazie.

Il n'est pas rare que de telles restrictions à la dignité intrinsèque de l’homme soient assorties de quelques interprétations de l'univers et des hommes qu'il est utile d'évoquer au moins sommairement. Elles flottent dans l'air du temps et se font sentir au cours des discussions éthiques.

  1. La nature n'aurait pas de bonté foncière ni de finalité évolutive. Elle se transformerait "au hasard et à la nécessité"[9]. Ordres et désordres s'y mêleraient indifféremment. Il n'y aurait pas à trouver de références ou de normes dans la nature et l'essence des réalités, pas plus que dans un ordre naturel prévalant au désordre. Dans certaines perspectives évolutionnistes, il n'est pas même question d'identifier une construction progressive qui puisse être ordonnée vers la complexification. Par suite, l'homme et l’univers sont totalement gérables au gré et selon l'opportunité des situations du moment.

  1. Une évolution spontanément complexifiante du monde suffirait à expliquer à elle seule l'apparition de l'homme. Parmi d’innombrables conjonctures et rencontres fortuites, les édifications les plus résistantes se maintiendraient, tandis que les plus vulnérables disparaîtraient face aux meilleures et seraient d’ailleurs en elles-mêmes mal viables. La "progression" serait uniquement le résultat de mutations génétiques et de sélections qui ont favorisé les plus solides et les mieux adaptés au milieu pour gagner la compétition de la vie[10] (Darwin, Galton, Nietzsche[11]).

  1. L'homme serait arrivé par hasard au faîte d'une des branches de l'évolution animale. Il serait le plus élaboré des animaux, le plus remarquable des primates[12]. La nature et le comportement de ce “primate supérieur“ résulteraient par chance de son développement cérébral plus complexe et mieux diversifié que celui de ses ancêtres animaux (darwinisme). Il n’y aurait aucune discontinuité entre l’homme et l’animal.

  1. La liberté de l’homme ne serait qu'une apparence résultant de la richesse neuronale plus élevée dans son cerveau que dans celui des autres animaux. Le fonctionnement cérébral serait fondé sur le même principe que les arcs réflexes cérébrospinaux automatiques mais avec des intermédiaires neuronaux et synaptiques si nombreux et si largement interconnectés qu'ils ne permettent pas d'en lire le déterminisme[13].

  1. L'homme peut avantageusement se libérer des messages pathogènes d'origine parentale ou culturelle qualifiés d’interdits[14] ; ceux-ci, chargés de risques névrogènes, sont dénués de valeur constructive (freudisme, peut-être plus que pensée de Freud lui-même).

  1. A l'inverse on entend dire que l'homme tient sa dignité de la seule qualité de son insertion parmi les proches. L'enfant "in utero" et même le nouveau-né recevraient leur acceptabilité et leur humanité du seul désir ou du bon accueil de la mère. Ils n'auraient pas intrinsèquement la dignité d'homme.

  1. La sélection scientifique des enfants "in utero" est une réalité quotidienne très fréquente à la suite d’examens échographiques et biologiques révélant des anomalies graves ou pas. Certains envisagent de prolonger l’eugénisme après la naissance sur des critères génétiques, morphologiques et biologique. Cela fut déjà suggérée, il y a plus de 25 ans, par J. Watson qui eut le Prix Nobel avec A.Krick pour la découverte de la structure des chromosomes.

  1. Pour d'autres encore la quête des plaisirs subjectivement appréciés devient une priorité essentielle de la santé mentale, bien qu'elle puisse conduire à un égocentrisme réducteur des engagements et de la générosité envers autrui et les communautés de vie.

D'autres regards sur l'homme, sur sa relation au prochain, à la famille, aux communautés humaines et
au delà de la vie biologique sont bien différents et très présents. La dignité humaine s'y trouve plus largement et plus profondément établie[15]. Ces regards s'expriment évidemment dans beaucoup d’œuvres philosophiques et littéraires, sans nécessairement qu'une référence religieuse les sous-tendent. Ils sont parfois évoqués par des personnes qui en apprécient la valeur par suite de quelque ferme intuition qu’ils ont au fond d’eux-mêmes (J. Rostand. Annexe 4).

Nature de l’homme

Peut-on faire de l'éthique sans une connaissance approfondie de l’homme et sans projets sur lui ? Pour avancer il faut certainement considérer d’abord la nature humaine telle qu’elle se présente à nous avec ses capacités, ses fragilités et ses limites, ses ressources physiques, mentales et spirituelles. Ca n'est pas si simple en cela que les potentialités humaines ne s’expriment pas à la naissance mais se développent et se manifestent progressivement et irrégulièrement, selon des rythmes particuliers à chacun. Le milieu familial et culturel les stimule et les nourrit lentement au fil des années. On peut perdre de vue la réalité de ces ressources en puissance devant l’inégalité, la diversité ou l’absence sensible de certains talents chez l’adulte. Il y a évidemment, dès l’origine, des ressources et des limites génétiques qui ouvrent ou au contraire restreignent les possibilités. Les migrations de population qui se multiplient dans le monde moderne démontrent que les hommes, malgré leur diversité d’apparence, sont en fait porteurs d’un capital de ressources qui constituent un invariant transculturel spécifiquement humain. Il appartient bel et bien à la nature humaine si l’on accepte de la considérer en toutes ses ressources.

De grandes difficultés surgissent souvent pour se comprendre à ce propos car le mot "nature" a des significations bien différentes dans l’esprit des uns et des autres. Le lecteur trouvera en annexe un texte du philosophe Jean Borella qui décrit l’évolution sémantique du mot et le recours difficile à son sens premier qu’il est pourtant indispensable de reconnaître (cf. annexe 1).

L'ordre naturel est souvent méconnu

Il faut considérer d’abord ce qu’est en puissance une chose inerte aussi bien que vivante du fait de ses dispositions et possibilités naturelles, avant toutes les modifications qui peuvent survenir par l’action du milieu ou de l'homme. Ce sont pour les objets inertes des réalités de composition, de structure et d’organisation qui les constituent et les spécifient. Elles sont scientifiquement observables. On peut les identifier aussi bien que celles des objets artisanaux ou industriels dont la composition et l'ordonnancement démontrent une pensée et dictent un usage, pour lequel d’ailleurs l'assistance d'un mode d’emploi se révèle parfois bien utile !

Dans le monde végétal et animal, les capacités naturelles des êtres ne se révèlent qu’à la suite de leur développement adulte. Les qualités du milieu de croissance influencent considérablement l’amplitude et le degré d’expression des ressources initiales, sans toutefois pouvoir les dépasser. En effet le capital génétique caractéristique de chaque espèce vivante délimite les possibilités de son développement, en tous cas à l’échelle de périodes assez longues de son histoire.

La culture n'est-elle pas ce qui rend effectives les aptitudes naturelles, autrement dit ce qui permet leur passage de la puissance à l'acte ? C'est le cas évident de la graine d'une plante qui contient en potentialité diverses capacités génétiques qui lui sont propres. Le résultat final exprimera plus ou moins profondément et largement les possibilités initiales selon les ressources et les savoir-faire que le cultivateur a mis pour les développer.

Pour l’homme, à la nature d'origine s'ajoutent des effets culturels particulièrement prolongés qui sont très déterminants pour l’épanouissement des capacités de chacun ; l’entourage fournit des ressources liées aux modes de vie et aux conditions sociales, géographiques et industrielles, religieuses et philosophiques. Ces valeurs sont indispensables à la croissance de la personne en matière de talents et de relations aux autres. Une contre-culture peut aussi induire des errements ou des manquements susceptibles d’entraver des réalisations qui auraient pourtant été possibles. L'adulte se présente finalement comme le résultat d'une nature en puissance et d’un épanouissement en devenir, le deux demandant à être stimulés. C’est en cherchant les éléments transculturels, donc communs et innés à tous les hommes, qu’on peut approcher la nature humaine dans ses potentialités radicales.

L'éducation n’est-elle pas l'art de repérer les ressources naturelles, autrement dit les talents, et d'en promouvoir l'épanouissement ? C’est bien ça la joie de vivre et le bonheur de l’homme, amplifiés par la qualité des services qu'il rend aux autres. Il s'agit de favoriser et promouvoir, à partir des ressources naturelles du corps, du mental et de l'esprit, le développement et la valeur des réalisations de l'adulte. Nature et culture ne s'opposent pas mais s'associent pour la réussite d’une vie. Bien sûr la meilleure culture ne pourra jamais mener une personne plus loin que ses capacités naturelles ne le permettent.[16]

Jusqu'à la fin de la vie, le déploiement des ressources possibles demande des choix personnels positifs. Ils sont en principe de plus en plus importants par rapport à ceux de l'entourage. La liberté est une donnée nécessaire à l'épanouissement de l'homme, mais il faut une mise en tension de la raison et de la conscience des valeurs supérieures qui permette un dépassement des sensations et des instincts auxquels l'animal reste confiné. L'homme, pourtant fait aussi d'animalité, est susceptible de les dépasser. Il montre des capacités d’objectivité et de transcendance dans ses activités ; il tend, par ses inclinations au meilleur et par sa générosité autant que par certaines influences venues de l’extérieur, à l'accomplissement de toutes ses possibilités. C’est bien la vocation essentielle de l’éthique d’y apporter sa contribution propre, soutenant alors les valeurs constructives et évitant des investissements aberrants, ou bien à quoi sert-elle ? A-t-elle oui ou non vocation à une réflexion ordonnée aux réalités humaines et à des incitations valorisantes pour l’homme et les communautés dans lesquelles il vit ? Est-il possible que les travaux éthiques dégagent démocratiquement un consensus constructif ?

On peut évoquer quelques exemples simples et concrets. Anatomiquement et fonctionnellement l'appareil respiratoire est organisé pour rejeter les corps étrangers et assurer la pureté de l'air au niveau des alvéoles ; il est donc éthique et scientifique de déconseiller l'usage de la cigarette. Est-il indifférent d'enfreindre les limites naturellement bisexuelles de la famille compte tenu des besoins de l’enfant ?
Peut-on sérieusement encourager la grossesse au-delà de la durée du fonctionnement ovarien naturel sans songer au vieillissement prochain de tous les organes d’une mère attardée et à ses conséquence sur l’éducation de l’enfant à naître ? Peut-on répondre positivement à n'importe quelle demande d'enfant ou inversement à n'importe quel refus d'enfant ? Il semble devoir en résulter des conséquences défavorables du fait de la nature même de la femme comme mère, de l'homme comme père, et de l'enfant.

Des personnalités en vue, philosophes, scientifiques et juristes, ne voient plus dans les structures naturelles de l’homme et dans les fonctionnalités qui en résultent des données significatives et normatives pour aider aux choix à faire devant certaines situations ou inventions récentes[17].

A vrai dire les divergences de vues sur ce thème ne sont pas nouvelles. En sociologie et en morale la discussion tourne depuis toujours autour des ressources respectives de la "nature" et de la "culture". Dans les sciences du vivant et de la nature c’est une recherche systématique de finalité qui s’oppose à la théorie "du hasard et de la nécessité". En matière de législation ce sont les valeurs du droit naturel et du droit positif qui sont différemment prises en compte. En éthique, ce qui fait diverger les membres des comités dans leurs propositions n'est pas seulement la pondération légitime entre les deux mais parfois une contestation radicale de l'existence d'un ordre naturel ayant une antériorité structurale sur les désordres qui peuvent s’y ajouter. Il y a là une question importante sur le sens ou le non-sens de l'univers et de la vie de l'homme. Pour se rendre compte de l’absence de repères aujourd’hui et pour demain chez la plupart des personnalités en vue et de la désorientation régnante sur ce sujet, il suffit de lire un des derniers documents de l’UNESCO[18].

Un ordre naturel prévaut-il sur les désordres culturels ?

Une vie bardée de commodités techniques indéniables et aussi d'artifices fait perdre de vue l'ordre et les rythmes de la nature, ses lois, ses ressources et ses contraintes ; elle éloigne l'homme de la reconnaissance et de l'admiration dues au monde naturel, allant jusqu'à faire oublier que le génie de l'homme lui-même y trouve ses racines.

D'après Héraclite : "L'homme n'a pas de raison. Seul le milieu ambiant en est pourvu."[19]

D'après le pseudo-Hippocrate : "Les hommes ne savent pas deviner l'invisible à l'aide du visible. Ils ignorent que leur art imite la nature. L'esprit des Dieux a appris aux hommes à imiter la nature, mais n'a pas voulu qu'ils aient conscience de cette imitation."

Ces deux remarques méritent une réflexion approfondie.

N'oublie-t-on pas un peu vite que la nature humaine reste étonnamment semblable à elle-même du point de vue physique, affectif, mental, social et spirituel, à l’échelle de quelques millénaires du moins ?

Depuis cent ans, des succès scientifiques, techniques et industriels, merveilleux d'un certain point de vue, alimentent une concurrence internationale fébrile. L’investissement humain et financier en recherches augmente sans cesse pour maintenir l’avantage des nations les plus avancées. En aval le retour à l’investissement conduit à suggérer, à l’aide de médias très puissants, que tout ce qui est techniquement possible est justifié, sans considération ni égard pour les ressources et limites naturelles de l'homme.


Les désordres et les maux ne sont véritablement que l'absence de bien

Au delà des efforts ingénieux accomplis pour combattre et compenser les désordres tels que maladies, accidents et cruautés diverses qui nous affectent, on oublie facilement la bienveillance foncière de la nature, que cependant on appelle quelquefois encore "la bonne nature", et pourtant l'ordre préexiste et prévaut sur le désordre. Le bon et le mauvais ne sont pas symétriques : le mal est l’absence d’un bien qui devrait se trouver par nature dans un être déterminé. Du reste comment pourrait-il y avoir désordre sans ordre préexistant ? Le désordre est un manque d’ordre et le mal un manque de bien. Ainsi la fracture ouverte de jambe ne fait désordre que par rapport à la jambe saine et le chirurgien conduit la réparation en l'ordonnant à la configuration initiale du squelette. De même la cécité est un mal en cela qu'elle est une réduction de la plénitude physique de l'homme. Peut-on alors prétendre qu'un avortement soit un bien en soi, dissociable de l'évolution naturelle d'une grossesse annonçant la venue d'un homme nouveau ? Peut-on croire que la rupture d'un couple humain, même inévitable dans certains cas, puisse être mise en symétrie de plénitude avec le maintien de fidélité et d'attachement à l’éducation des enfants ?[20]

Pourquoi ce déni d'un ordre naturel ?

Depuis un demi-siècle surtout, les connaissances acquises en physique, en chimie et en biologie forment un capital plus grand que celui des précédents millénaires. L'ingéniosité technologique et industrielle qui s’y attache met à la disposition des hommes des moyens prodigieux et inimaginables quelques années plus tôt. Une vie quotidienne soulagée par des commodités toujours plus remarquables modifie considérablement les mentalités au point de faire oublier le monde naturel dont tout est initialement venu. L'homme est créateur, certes, mais il ne l'est pas à partir de rien : il commence par bénéficier de réalités naturelles, qu'ensuite éventuellement il transforme. En fait les technologies nouvelles modifient non seulement leurs matières d’œuvres mais aussi les modes de vie et les façon de regarder le monde ; elles bouleversent les mentalités qui ne voient plus l’origine des choses. En outre demeure cette question à laquelle il n'est pas si simple de répondre mais qui nécessite assurément un minimum de prudence : jusqu'où l'homme peut-il impunément tailler et transformer la nature, y compris son propre corps, sans distinguer ordre et désordre ?

Par ailleurs la vie quotidienne de l'homme est transférée du milieu rural, proche de la nature, en un contexte urbain d'habitats empilés, d'alimentations conditionnées, de médias envahissants, de transports ultra-rapides, de mécanisation, d'automatisation, d'informatisation... Voilà qui éloigne considérablement l'homme des aspects naturels et premiers de la vie. Les plus âgés de nos contemporains peuvent mesurer à l'échelle du dernier demi-siècle l'écart abyssal entre le présent et un passé encore proche.

Ainsi, les progrès techniques remarquables et précieux en tant de domaines induisent une confiance illimitée dans les ressources à venir pour soulager mieux encore le travail, améliorer la santé, faciliter la vie matérielle, vaincre et prévenir les maladies, faire reculer la mort et même la changer. Un sentiment de triomphe sur la base d’avancées permanentes et l'espoir de lendemains qui chantent prévaut sur des données considérées comme dépassées.

Les sciences et les technologies concurrencent fortement les formations littéraires et les réflexions philosophiques, morales et spirituelles, alors que pour le bon usage du surcroît des moyens disponibles, il faudrait un supplément de clarté d'expression et de sagesse. Cette dernière peut-elle se percevoir d’abord comme une connaissance des structures et fonctionnalités de ce qui nous entoure, dans l’ordre du sensible ou non, ensuite comme l’accomplissement des comportements qui en résultent ? L’amie de la sagesse, la philosophie, n’est-elle pas devenue plutôt aux yeux de la majorité, et assez souvent à juste titre, synonyme d’un bavardage incompréhensible et inutile ?

La rentabilité des professions liées aux sciences, aux technologies et au commerce attire bien plus l'effort des hommes que le champ des "lettres" qui est souvent laissé en friches. Les concepts et leurs définitions ainsi que les formulations écrites et orales sont souvent négligés alors qu'il s'agit de la compréhension des gens entre eux et de la qualité de leurs échanges intellectuels et affectifs, donc de leurs relations quotidiennes.

Des projets communs pour les hommes et la société sont indispensables

Le but de l'éthique est de chercher quelles ressources seraient profitables aux hommes, à leurs proches et à leurs communautés comme facteurs d'épanouissement, d’entente et de solidarité. Comment pourrait-elle y réussir sans concevoir des projets qui prennent en compte les limites et les ressources de toute sorte dont les hommes disposent à leur naissance ?

Cette démarche est comparable en son principe, quoi que plus complexe, à celle qu'on suit pour connaître le but et le fonctionnement d'un outil ou d'un appareil avant de s'en servir, autrement dit pour appréhender sa raison d’être et comprendre son fonctionnement. C'est à partir de cette connaissance qu'on peut songer sérieusement aux développements fructueux à favoriser et aux moyens à y associer pour réussir.

Conditionnements et finalités

Il faut mesurer la différence foncière qu’il y a entre les sciences et la philosophie. Les sciences découvrent l'enchaînement des causes et des effets, les quantifient et les érigent en lois : il s'agit de l'étude des conditionnements. La philosophie recherche les principes, les causes premières, la nature et la finalité des choses : il s'agit de l'étude des principes. Ainsi est-il important de distinguer conditionnement et détermination. A défaut, la science seule sera prise pour une sagesse et le seul conditionnement s'imposera comme suffisant pour finaliser le développement de l'humanité.

Pour Claude Bernard dans " L’introduction à l'étude de la médecine expérimentale" :

"Les sciences répondent à la question : comment les événements s'enchaînent-ils ? La philosophie est la recherche du pourquoi des choses - je n'admets donc pas la philosophie qui voudrait assigner des bornes à la science, pas plus que la science qui prétendrait supprimer les vérités philosophiques qui sont hors de son propre domaine."

Chez J. Dausset, on lit :

"Pour le public, la science se ramène à l'emploi des connaissances. Non ! L'acquisition est une chose, l'utilisation en est une autre."

A. Einstein écrivait :

"Nous vivons en un temps où les moyens sont d'une grande perfection, les buts d'une grande confusion."

J. Hambourger dans son discours à l'Académie Française :

"La science reste muette, elle ne donne sûrement pas par elle-même un sens à la vie."

A la porte du château de la science, il est écrit : "Vous qui entrez, abandonnez l'espoir de trouver le sens caché du monde, vous découvrirez des rouages mais pas des horlogers."

Jean Testard (l'œuf transparent - 1986) :

"Il faut s'engager dans une réflexion transdisciplinaire mettant en œuvres les forces pensantes de la société. C'est la seule chance de restaurer l'intelligence, c'est-à-dire de ne pas isoler la performance technique de sa signification pour l'histoire de l'homme." et encore : "On n'a plus le temps ni l'audace de s'interroger sur le sens des innovations. Les spécialistes sont de plus en plus pointus donc de plus en plus myopes."

Les précédentes citations appellent à réfléchir au déséquilibre qui s’installe entre les conditionnements merveilleux en soi qu'offre la vie moderne et la faiblesse ou même l'absence de projets, donc d'objectifs, pour en encadrer l’usage. Tout ce qui est possible n’est certainement pas justifié. L’homme moderne est un peu comme celui qui passe à la gare acheter son journal et, voyant un train en partance, s’installe au chaud parce qu’il y a de la place et qu’on est bien assis, mais il ne connaît pas la destination où il sera conduit, et n’a d’ailleurs pas non plus d’idée particulière sur l’endroit où il aimerait se rendre.

Des inquiétudes compréhensibles

C’est pourquoi parmi nos contemporains des doutes s'élèvent de plus en plus souvent sur la bienfaisance de certaines acquisitions et l'usage qui en est fait. On s'interroge sur la valeur de cette course internationale qui n'est guère ordonnée à la recherche d'un bonheur adapté aux besoins naturels et légitimes. Des tentatives plus ou moins heureuses de retour à la nature sont d'ailleurs là pour en témoigner : refus pur et simple pour les uns d'entrer ou de se maintenir dans la course, pour d’autres qui sont plus nuancés c’est la recherche d'une vie partagée entre la ville et la campagne, un intérêt grandissant pour le jardinage, pour la fréquentation des animaux, pour la pratique des sports, pour les enjeux écologiques... Ceux-là cherchent un nouvel équilibre entre les acquis séduisants des technologies nouvelles et le respect de l'ordre naturel auxquels ils se sentent liés dans leur épanouissement et leur dignité. On s'interroge également sur la vie urbaine, particulièrement celle des banlieues qui favorise l’exclusion et la délinquance, les dislocations familiales, les recours aux psychothérapies, l'usage de tranquillisants, de drogues, les adhésions aux sectes ou à divers extrémismes. Les responsables politiques et financiers, débordés par les revendications matérielles, sont amenés à répondre dans l'urgence au "toujours plus" monétaire plutôt qu’à des projets visant à l’épanouissement des hommes. D'ailleurs on parle toujours plus de consommateurs et d'électeurs que de personnes[21].

A l’inverse, des minorités agissantes proposent à la légalisation des contresens extravagants qui vont à l'encontre de réalités naturelles dont nous restons tributaires autant que nos ancêtres : mise en cause de la filiation naturelle, de la famille bisexuelle, qui est une cellule de base irremplaçable de la société, un creuset pédagogique ainsi qu'un support affectif, et même économique, d'un bout à l'autre de la vie. Ne faut-il pas au moins reconnaître et préserver la priorité d'une vie relationnelle fondée sur l'altérité ? On en arrive à méconnaître les fonctions naturelles et physiologiques comme celles d'une vie relationnelle fondée sur la différence ? Or la diversité appartient au monde naturel, et même petit, l'enfant n'est pas libre de choisir son sexe ! Par ailleurs des projets sur le travail en réduisent tellement la durée qu’ils nuisent à sa qualité : dans certains secteurs, il est si comprimé qu’il devient inhumain (peut-on encore prendre son temps et siffloter en travaillant ?). A l'encontre du sens commun, certaines propositions sont malgré tout légalisées et banalisées, comme s'il était pertinent de puiser sa soupe en y plongeant le manche d'une cuillère !

Sans respect de l'ordre naturel, certaines ouvertures légales acceptées au titre de la liberté individuelle et certaines biotechnologies autorisées chez l'homme risquent fort de créer des situations ingérables à terme, plus génératrices d'inconvénients que d'avantages. Les préoccupations éthiques qui s'élèvent
seraient-elles solubles sans référence à une conception de l'homme et de son bonheur basée sur sa triple nature - corps, âme et esprit - au-delà de ses besoins de "consommation" ?

Peut-on réellement faire de l'éthique sans un projet de vie et de croissance pour l'homme et la société ?

Les richesses immenses de la nature humaine

Au fil des siècles, des civilisations et des cultures, certains penseurs ont divulgué des conceptions très réductrices de leurs semblables. Dans l'Antiquité grecque, au "siècle des lumières", à celui que nous venons de quitter, il y en a bien des exemples qui font frémir par leurs aboutissants en coercitions et cruautés. C’était parfois simplement pour justifier la subordination de certains ou leur élimination au titre d’une prétendue infériorité naturelle. D’autres fois c’était pour exprimer une déception devant des personnalités inaccomplies par défaut d’éducation. Il a pu arriver aussi que, par ignorance, certains projettent sur autrui la pauvreté et l’incomplétude de leur développement personnel en imaginant que rien de plus n’était possible. Aujourd’hui l’expansion considérable des sciences et la spécialisation qu’elle a demandée en recherches biologiques ciblées fait encourir pour ceux qui s’y sont totalement investis le risque de ne plus voir en l’homme que son animalité. C’est d’autant plus à craindre qu’on se trouve actuellement dans une culture de la matérialité qui ne développe guère les autres dimensions de l’homme : il serait cependant nécessaire d'équilibrer la part des lettres et de la philosophie de qualité avec celle des sciences et des technologies. Il est facile de se rendre compte de la pauvreté culturelle de certaines émissions de radio et de télévision, et d'observer ce qui se vend dans les kiosques à journaux.

On ne peut pourtant méconnaître l'ampleur des ressources humaines à valoriser. Des déploiements admirables se manifestent chez les uns ou les autres. Les talents d’origine génétique sont mis en valeur par la famille et le milieu culturel ; ensuite, des circonstances favorables poussent certains à concentrer leurs efforts sur des réalisations d'extrême qualité qu'on observe dans les domaines les plus divers.

Les sports, bien sûr, en fournissent de multiples exemples chez les champions d’athlétisme, de tennis, de patinage et de ski, d’escalade et d’alpinisme, ainsi que chez les artistes en jonglerie et en toute sorte d'autres prouesses acrobatiques. L’intelligence y est indissolublement mêlée à la force physique et à l’habileté ; les médias, particulièrement la télévision, permettent à tous d’en apprécier la perfection et de s’en émerveiller ; il arrive que le spectacle présenté dépasse l’imaginable.

Par ailleurs, dans le domaine mental, on est ébloui par certains déploiements d'intelligence qu’on rencontre en matière de sciences ou de créations technologiques. Certaines démonstrations de mémoire laissent aussi derrière elles les plus puissants ordinateurs. Le génie créateur des artistes et leur habileté en matière de dessin, de peinture, de sculpture et de musique émerveille l’humanité depuis des milliers d’années. La puissance expressive de certains dans la description des événements, des comportements et des sentiments fait de même en littérature et en poésie.

Mais on doit s'émerveiller aussi, peut-être plus encore, devant certaines possibilités de l’esprit qui constituent véritablement un troisième niveau de la personne et sont plus surprenantes que les prestations physiques et les productions mentales précédentes. Elles interviennent indépendamment, voire à l’encontre, de l’intérêt attendu par la personne en ses instances physiques et mentales. Elles ne répondent pas toujours à un retour gratifiant, à une satisfaction immédiate ou espérée. Il s’agit de puissances de l’esprit non quantifiables et non expérimentables au sens scientifique moderne. Elles suggèrent plus fortement que les précédentes l'originalité spécifique de l’homme et le distinguent radicalement de l’animal. Il est affligeant de lire tant d’exposés qui veulent réduire l’homme à sa seule animalité. La psychologie moderne, souvent branchée sur les modèles animaux, ne prend guère en compte les capacités les plus élevées de l'homme. Sous le règne de la quantité où nous nous trouvons, l’impossibilité de mesurer ces facultés humaines semble les faire méconnaître car, de fait, elles ne relèvent pas directement ni des sens ni de ce qui est mesurable.

La culture familiale et sociale, et plus spécialement l’éducation, favorisent l’éveil et la mise en œuvre de ces possibilités supérieures de l’âme humaine. Les événements traversés, les peines et les joies éprouvées, les hommes rencontrés, en stimulent aussi l'expression alors qu’elles n’existent qu’en puissance au début de la vie. D'ailleurs à leur propos il arrive certainement que des choix authentiquement libres entrent en jeu dès l’adolescence. Quelles sont ces facultés naturelles qui constituent la troisième dimension de l’homme ?

C’est d’abord la capacité de découvrir des réalités et des vérités dans les faits et événements rencontrés, ainsi que celle de leur mise en évidence objective, largement affranchie de la subjectivité de l’observateur, puis la possibilité de les prendre en compte, même si elles s'opposent au plaisir que l’observateur en attendait dans l’ordre corporel ou mental. Cette faculté peut intervenir dans n’importe quel domaine scientifique, culturel, relationnel, psychologique ou moral. L’homme se montre donc capable d’aller au-delà de sa vie instinctive et des réponses automatiques, en rétroaction (feed-back), qui le sollicitent pour sa protection ou son plaisir immédiat.

De cette ressource qui se situe hors des règles de la physiologie nerveuse, vient la communication possible des hommes entre eux sur des thèmes indépendants de leurs besoins physiques et psychologiques, tandis que les animaux n’ont d’autre langage que l’expression de leurs sensations, de leurs instincts et de leurs passions face à l’environnement. Les hommes échangent entre eux et se rencontrent autour de vérités abstraites et de sentiments partagés immatériels qui approchent parfois l’universalité. L’homme révèle là d'immenses possibilités qui valorisent extraordinairement sa raison raisonnante : elles le séparent de manière abyssale de tout autre être vivant soumis à une relation de cause à effet, automatique et instinctive, démontrable et mesurable en psychophysiologie.

Des appels et des accès à la vérité, au vrai, oui ! mais aussi au bon, au juste et au beau, qui s'expriment par une quête sans fin de perfection : l’envie de faire mieux aujourd’hui qu’hier, et mieux encore demain qu’aujourd’hui ! N’importe quelle action matérielle ou intellectuelle, morale ou artistique est accompagnée d'une tendance au mieux qui vient de la profondeur de l’esprit et suscite une rupture avec les routines du quotidien. Un état de tension intérieure et d’autocritique suscite un élan de dépassement. Ces appels sont également sans rapport obligé avec un retour gratifiant ; ils peuvent même mettre fort mal à l'aise. Bien sûr nous départageons difficilement dans l’enchaînement de nos actes ce qui vient de la recherche d’un avantage attendu ou de cet appel né en profondeur vers un mieux indépendant des automatismes de récompense. Les efforts vers la perfection en quelque application qu’ils soient valorisent fortement les uns et les autres dans leur personnalité foncière et leur dignité.

Il y a aussi chez l’homme une capacité d’amitié au sens fort, aux dons généreux, autrement dit sans avantage en retour, alors que tant d’actions de la vie courante procèdent de l'échange d’un bien pour en obtenir un autre et sont donc soumises au régime du "donnant-donnant”. Cette faculté est originale au plus haut degré et se trouve d’ailleurs souvent reconnue et saluée comme telle par autrui. Son exercice commence à la fameuse “bonne action” qu’on suggère à l'enfant pour qu’il découvre sa capacité à donner gratuitement ; elle va jusqu’au sacrifice total de soi pour protéger la vie d’autrui[22]. Cette aptitude au don désintéressé est susceptible de s’actualiser chez tout homme. Tous peuvent l’expérimenter et l’exprimer à partir d’une capacité d’aimer et d'une force plutôt mystérieuse qui la met en mouvement[23].

Les anthropologues qui travaillent sur l’hypothèse évolutionniste repèrent les débuts de l’homme par la marche debout, l’usage de l'outil et la sépulture. Ce sont des approches caractéristiques de l’homme. La capacité au don réellement gratuit serait bien plus significative mais elle ne laisse pas de traces matérielles ! Les sacrifices rituels tout au long de l'histoire des hommes n’en ont laissé que des restes d’autels en pierre à partir desquels surgissent des questions irrésolues et des explications contradictoires. Il serait souhaitable que des études approfondies départagent là ce qui a pu relever de la gratuité ou de l’intéressement et au contraire de la cupidité ou de la cruauté. Les sacrifices racontés dans la Bible fournissent une approche de ce qu’ils peuvent signifier en termes d’actes gratuits ou non.

Enfin il faut réfléchir aussi à la question de la liberté souvent mise en avant dans les discussions éthique. Chacun peut constater qu’elle s’exerce dans une interaction complexe avec toutes sortes de déterminismes physiques et mentaux. La conscience crée des tensions plus ou moins douloureuses car les appels au niveau le plus élevé peuvent contrecarrer fortement des satisfactions immédiatement accessibles. Bien sûr la liberté est toute relative lorsque le domaine de discernement concerné est plus fortement investi par les automatismes cérébraux : il nous arrive certainement de vivre de longues périodes en état de conditionnement quasi automatique. Dans la meilleure hypothèse, les actions peuvent alors être sous-tendues par un choix préalable et par une option librement décidée plus ou moins longtemps avant des réalisations en série qui convergent vers un même but. Une caractéristique essentielle chez une personne de grande vertu est probablement le jeu quasi permanent de choix orientés vers le bien parallèlement aux contraintes intérieures et extérieures subies.

Nous venons d'évoquer là plusieurs facultés humaines qui ne sont pas par nature le prolongement amplifié des capacités cérébrales animales. Elles sont radicalement autres et jouent un rôle moteur prioritaire dans certains épisodes des vies humaines. Leurs interventions, ne fut-ce que très occasionnellement, placent les hommes en puissance et en acte au-delà de leurs instincts, de leurs vies végétatives et animales. Ce sont des particularités foncières de l'espèce humaine qui ne sont malheureusement pas toujours reconnues. Elles ne reçoivent pas les descriptions qu'elles méritent, bien qu'elles seules manifestent la distance réelle qui existe entre l'homme et l'animal[24].

Des travaux récents et passionnants prêtent aux animaux des facultés psychologiques moins rudimentaires qu'on ne les avait imaginées. Cela confirme certains dans l'idée que l'homme n'est rien d’autre qu'un animal plus évolué que les autres, en somme le plus accompli des primates.

Ce regard fondé sur des données biologiques indiscutables, d’ordre anatomique, physiologique et génétique, a donné des résultats magnifiques, en particulier en médecine ; pour autant il n’autorise pas à méconnaître les autres dimensions de l’homme : l’arbre, quelles qu’en soient la beauté et les ressources, ne doit pas cacher la forêt.

L'ambiguïté régnante sur le concept "d'âme" mélange la psychologie au sens moderne du terme avec les instances les plus élevées de l’esprit humain. L'anthropologie tridimensionnelle a été très estompée depuis quelques siècles, en particulier depuis Descartes[25]. Pourtant elle seule rend compte de toutes les dimensions de l’homme. Elle exprime sa dignité immense sans que l’unité et la liberté de la personne ne s'en trouvent diminuées.

Une manière de plus en plus fréquente de présenter en littérature et en images l'hypothèse évolutionniste fait de l'homme un primate supérieur, une espèce animale sans ressources de vérité objective ni d'accès à l'universel, sans capacité de désintéressement personnel, sans libre arbitre, sans autre originalité qu’un développement plus grand des dimensions cérébrales et psychiques. Pourtant les similitudes de la vie biologique, génétique et psychologique des animaux avec celles des hommes, ainsi que les constatations paléontologiques n’autorisent pas la méconnaissance des autres structures et comportements spécifiquement humains. Les similitudes démontrées dans l’ordre biologique et génétique demandent justement qu’on cherche les origines de la supériorité de l’homme ailleurs qu’en biologie. Au lieu de cela, une présentation vidée des plus hautes valeurs humaines est enseignée à grande échelle aux enfants et aux adolescents. Elle porte une atteinte grave à la dignité intrinsèque de l'homme. Elle offre aux plus jeunes, qui souvent la vivent mal, un pauvre projet de vie personnelle, familiale et sociale.

Généralisée, une telle vision réductrice de l’homme pourrait être très lourde de conséquences en éthique et en droit[26]. Si elle prévalait, elle génèrerait inévitablement en aval une révision de la Déclaration des Droits de l'Homme de 1948[27] et à celle des législations civiles et pénales. On aboutirait alors à une régression stérilisante de civilisation et à des conditionnements dictatoriaux de substitution, qui seraient la négation même de la dignité de l’homme[28].


Conclusions

Les regards divergent assez souvent sur la nature et sur la dignité des hommes, sur leurs relations et sur l'usage des technologies nouvelles de toutes sortes. C'est particulièrement évident lorsque les avis s’expriment sur le thème des acquisitions scientifiques et technologiques en biologie humaine et en médecine. Certains vont jusqu’à penser qu'il faut renoncer à l'élaboration de projets convergents sur la vie des hommes faute de s'entendre sur leur nature et leur dignité. Il n'y aurait aucune approche de vérité, aucun dénominateur commun possible, car les opinions résulteraient de concepts et de cultures inconciliables ou encore de la seule subjectivité de chacun. S’il en était ainsi il n'y aurait évidemment plus d’assiette commune à l’éthique minimale et indispensable pour fonder une communauté. Par contrecoup la porte s'ouvrirait sur divers intégrismes voisinant, “en mosaïque“, avec de larges inconsistances d’opinions manipulables à souhait.

Inévitablement il s'en suivrait, si l’homme était réduit à ses seules capacités animales, la réduction de l’éthique à une pauvre liberté individuelle incapable de choisir le meilleur et d’en assumer la responsabilité. La liberté peut-elle être réduite au seul respect de celle des autres sans considérer ce qu'il y a à leur donner et à en recevoir ? Alors l'individualisme dominerait au point de paralyser toute vie communautaire.

Dans les comités d'éthique, au titre de la tolérance et de la courtoisie qui s'imposent, on est amené à gérer des avis divergents en mode parlementaire. On présuppose parfois que toutes les opinions se valent. Il peut arriver aussi que l'éloquence tienne lieu de vérité, ou bien encore ce sont les connaissances scientifiques et la technicité qui tiennent lieu de compétence éthique. Les avis à donner reçoivent de plein fouet l'enthousiasme et la gloire de la nouveauté soutenus par des intérêts personnels, industriels ou médiatiques. On peut ainsi aboutir à des recommandations prudentes, parfois ambivalentes, à des ouvertures soi-disant minimes que semblent justifier quelques situations effectivement affligeantes ; on peut finalement arriver à des législations permissives et à la banalisation de sérieuses erreurs. Des situations rares étudiées avec les circonstances atténuantes qui les entourent ne devraient pas conduire à des lois incompatibles avec la dignité humaine mais rester soumises à un jugement particulier. Il ne faut pas que les apports remarquables des sciences et technologies soient l'occasion d'une débâcle légalisée de sagesse et de valorisation de l'homme.

Les philosophies contemporaines se révèlent souvent orphelines de père et de mère, c’est-à-dire de Dieu et de la nature. Elles flottent sans repère, entre deux eaux, au gré de ce qui paraît utile à courte vue, et fondent difficilement un projet commun soutenu par un consensus majoritaire. Il faut craindre, si certaines faiblesses se maintenaient, la poursuite de dérapages multiples, "sliding slopes" comme disent les anglophones. Le XXème siècle a connu de terribles sous-estimations de la valeur des hommes et de la richesse qui émane de leur diversité, particulièrement dans le sillage des intégrismes nazi, soviétique et maoïste[29]. Le nouveau siècle pourrait aboutir, insidieusement mais aussi sûrement, à de semblables résultats à travers une philanthropie ambiguë et douceâtre, salmigondis d'opinions superficielles en "melting pot"30.

Les biotechnologies nouvelles sont sources d'avantages et de valorisations considérables de l'homme et du milieu dans la mesure où elles tiennent compte avec discernement de réalités objectives et de valeurs patiemment et difficilement acquises au cours des siècles. Il est indispensable que des réflexions et des échanges approfondis se multiplient, particulièrement sur les deux thèmes de la dignité et de la nature de l'homme. Est-il possible que la majorité démocratique dans les comités d'éthique et les parlements s’y ouvre plus profondément et que l’on construise une anthropologie et une éthique plus réaliste et plus complète, l’une et l’autre mieux fondées que sur le sable des subjectivités ou des fantaisies, des opportunités technologiques et électorales ou des pressions commerciales et médiatiques du moment ?


ANNEXE 1

A propos de l’idée de nature

par Jean Borella

Professeur de philosophie à l’Université de Nancy

Nature vient du latin natura qui est le participe futur du verbe nascor : je nais. La langue française ne connaît pas le participe futur mais seulement le participe passé et le participe présent : né et naissant. On traduit le participe futur natura par "destiné à naître", "qui va naître". L’idée de nature, c’est l’idée de quelque chose qui est en train de naître. Il en résulte deux sens du mot nature.

Un sens dynamique : la nature, c’est tout ce qui est en train de se faire, ce qui devient, ce qui est en voie de réalisation dans le monde physique et vivant. C’est tout ce qui est soumis à la loi du devenir : naissance, croissance, mort. C’est l’idée de ce qui se fait par soi-même, naturellement et qui s’oppose à la culture, à la technique, à l’art, aux œuvres de l’homme.

Un sens statique : à l’état naissant, un être, une réalité est telle qu’elle est par elle-même, ni déformée, ni perfectionnée par l’homme. C’est l’idée de nature désignant ce qu’une réalité est en elle-même et par elle-même, dans sa pureté, c’est à dire lorsque son existence est conforme à son essence : une eau pure, c’est une eau qui n’est que de l’eau, à l’exclusion de tout corps étranger. Ici nature est synonyme d’essence. S’il y a une différence entre les deux en philosophie, c’est la suivante : l’essence, c’est ce que la réalité d’un être ou d’une chose est en elle-même, c’est l’essence envisagée non pas en tant que telle, mais en tant que principe des opérations de cet être donc en tant que la nature d’un être rend compte de ce que cet être peut faire.

Ces deux sens sont évidemment connexes, le second étant comme une dimension particulière du premier : la nature-essence est ce qu’est un être dans son état natif, mais la nature-devenir peut aussi être considérée comme l’accomplissement de la nature-essence. D’une part, s’il y a devenir, réalisation, accomplissement, c’est qu’il y a quelque chose à réaliser, à accomplir. D’autre part, la nature-essence n’existe véritablement qu’en se réalisant : elle a besoin du devenir pour être ce qu’elle est. Le mot nature conjugue ainsi l’être et le devenir : sans devenir pas d’être, mais sans être pas de devenir.

Toutefois, une saine et juste réflexion sur la nature a été rendue presque impossible par l’instrumentalisation dont cette notion a été l’objet. On l’a fait servir à toutes sortes de fins polémiques, souvent antireligieuses, quoique selon des stratégies contradictoires.

L’une de ces polémiques est celle que les philosophes instaurent au XVIIIème siècle. Ils invoquent la nature contre le surnaturel. Ils parlent de la raison naturelle, des besoins de la nature, des lois naturelles, de l’économie naturelle, etc. Il s’agit ici plutôt de la nature-puissance, de la nature-dynamisme, mais aussi de la nature-essence, dans la mesure où l’on oppose la vérité native de l’ordre des choses aux mensonges, aux contraintes religieuses, voire civiles, qui détruisent cette vérité et condamnent les hommes à l’hypocrisie. C’est, en partie, la thèse de Rousseau.

Un changement progressif intervient au XIXème siècle où l’on prend conscience du caractère historique de cet ordre prétendument naturel et "natif", qui apparaît de plus en plus comme un produit de la culture. Tout ceci est dit à très gros traits. L’idéologie dominante est celle de l’industrie, productrice de l’univers technique, capable par sa toute puissance de fabriquer un nouveau monde et de remplacer la nature. C’est la conviction de Marx, comme celle des capitalistes. La nature apparaît alors comme l’ennemie de l’évolution technologique puis du progrès social, dès lors qu’elle en réfère à un “ordre des choses”. C’est plutôt la nature-essence qui est visée. Les forces réactionnaires (comme l’Eglise) et les penseurs de la Tradition vont invoquer la nature comme une détermination immuable des êtres et des choses qui s’oppose au projet scientifique et technique d’un monde physique et humain fabriqué et façonné à volonté.

La notion de nature est alors entièrement idéologisée. Elle est dénoncée comme l’alibi "métaphysique" ou religieux de ceux qui ont intérêt à maintenir leur domination. Invoquer la nature de l’homme ou de la femme dans un débat, c’est ipso facto, s’abriter derrière une illusion, un mensonge pour justifier et faire durer des inégalités, des injustices, des servitudes. S’est développé ainsi un antinaturalisme universel. Au fond, invoquer la nature humaine, c’est être "fasciste", voire "nazi". On ne se demande plus si l’idée de nature humaine a quelque consistance objective ; on rejette cette idée comme réactionnaire par réflexe idéologique.

C’était déjà le cas de la génétique soviétique (Mitchourine et Lyssenko) qui rejetait la génétique mendélo-morganienne, sous prétexte qu’en affirmant l’existence d’un capital génétique inchangé de génération en génération, la "science bourgeoise" ne faisait que renforcer l’idéologie capitaliste et s’opposait au progressisme biologique. De même, l’existentialisme sartrien a nié la nature-essence : l’homme n’est que ce qu’il se fait, son existence précède son essence. Simone de Beauvoir a appliqué cette thèse au deuxième sexe : "on ne naît pas femme, on le devient."

Que de telles philosophies soient fausses est une évidence. Non seulement il y a une nature biologique de l’homme comme il y a une nature du chêne : un gland ne donnera jamais un peuplier, mais il y a aussi une nature culturelle et spirituelle de l’homme irréductible à son développement biologique. Les abeilles construisent toujours leurs rayons de la même manière, et les fourmis leurs fourmilières : elles fonctionnent. L’homme n’est pas seulement fonctionnement. Quand son action est volontaire, il cherche toujours, même s’il n’en a pas conscience, autre chose que la satisfaction de ses besoins biologiques : ainsi de l’amour ou de la cuisine ! Il vise des valeurs, il cherche ce qui est beau, vrai et bon. Et cela lui est aussi indispensable que le sexe ou le manger. L’homme ne vit pas seulement de pain. Dans tout homme, qu’il le sache ou non, il y a une transcendance qui aspire à dépasser le monde entier. Comme l’a dit Pascal "l’homme passe infiniment l’homme". Ou bien notre société reconnaîtra, implicitement ou explicitement, la présence de cette dimension invisible de transcendance qui est le mystère même de la personne ou bien, réduisant l’homme à un fonctionnement matériel, elle se détruira. Ce choix est déterminant.


ANNEXE 2

Point de vue

par Jean-Michel Besnier

Professeur de philosophie à l'Université de Compiègne

Extrait de Sciences et Avenir, numéro hors série mars/avril 2002

jean-michel.besnier@utc.fr

Mais nul sacré (un sacré dont la nature trahirait la présence) ne nous tient plus en respect : le diagnostic de "désenchantement" qui pèse sur les sociétés modernes accuse le manque de critères pour orienter nos actions, pour décider de manière indiscutable d'autoriser ou d'interdire le plein exercice du génie biotechnologique. A vrai dire, nous ne transgressons jamais la nature car nous l'avons depuis longtemps privée de sens, réduite à l'état d'un matériau "arraisonnable" à l'infini - un réservoir de possibilités chaotiques et tumultueuses. On ne transgresse pas ce qui échappe aux limites et, pourvu que nous ne songions pas à "ré-enchanter" la nature, à lui restituer l'Ame que lui prêtaient les Anciens, il fallait simplement convenir que nous n'avons jamais à faire qu'avec de l'"humain, trop humain", la transgression de jadis finalement en pure infraction : c'est l'ordre des hommes qui défie la science et la technique des hommes. C'est la stabilité obtenue grâce à cet ordre que nous remettons en cause, lorsque nous cherchons à réaliser tous les possibles promis par notre génie. A nous d'apprécier si nous devons ou non faire droit à l'exigence d'une nouvelle échelle de valeur qui porterait, par exemple, à éliminer le hasard de la naissance, ou à déterminer les critères d'une vie digne d'être vécue. Nous sommes responsables et coupables, en tout cas délivrés du destin autant que de la faute métaphysique.

C'est pourquoi les discussions qui dessinent l'espace de la bioéthique sont le meilleur gage de notre humanité : elles nous invitent à éprouver le bien-fondé de nos valeurs, à l'aune de ce qui les déborde et prétend les renouveler. Au fond, la maîtrise du vivant dont nous sommes aujourd'hui capables est propice à manifester notre volonté d'instituer les conditions de notre vivre ensemble. Pour un homme, la dignité consiste justement à ne pas se laisser déposséder d'une telle volonté. Ainsi, même si elle semble se nourrir des excès de la science et de la technique, la bioéthique est le meilleur test qui soit pour la démocratie.


ANNEXE 3

La non-substantialité du Mal

par Augustin d'Hippone

Enchiridion, 3 (11) - 4 (12-13) Traduction Rivière

Bibliothèque Augustinienne (Desclée de Brouwer)

Mais ce qu’on appelle mal, est-ce autre chose que la privation d’un bien ? Pour un corps vivant, les maladies et les blessures ne sont rien d’autre que le fait d’être privé de la santé. En effet, lorsqu’on applique un traitement à ces maux, savoir maladies et blessures, ce n’est pas pour les chasser de là et les transporter ailleurs, mais pour les faire disparaître complètement. C’est que, au lieu d’être une substance, blessure et maladie sont le défaut d’une substance corporelle, puisque le corps est la substance, un bien par conséquent, à laquelle surviennent à titre d’accidents ces maux, qui sont, en réalité, la privation de ce bien qu’on nomme la santé. De même, tous les vices des âmes, quels qu’ils soient, sont la privation de biens naturels. Lorsqu’on les guérit, on ne les transporte pas quelque part ; alors qu’ils étaient là, ils ne seront plus nulle part dès qu’ils cesseront d’avoir cette santé pour substratum.

Par conséquent, tous les êtres sont bons puisque le créateur de tous, sans exception, est souverainement bon.

Mais, parce qu’ils ne sont pas, comme leur créateur, souverainement et immuablement bons, le bien peut diminuer ou augmenter en eux. Or la diminution du bien est un mal, quoique, pour tant qu’il diminue, il en reste néces­sairement, si c’est encore un être, quelque peu qui le fait être. Quel que soit en effet cet être, et si petit soit-il, on ne saurait détruire le bien qui le fait être à moins de le détruire lui-même...

Tout être est donc un bien, un grand bien s’il ne peut se corrompre, un petit s’il le peut. Nier qu’il soit un bien est absolument impossible, sauf à un insensé ou à un ignorant. Si la corruption l’anéantit, elle-même ne durera pas, faute d’un être qui lui permette de subsister.

Par conséquent, ce qu’on appelle mal n’existe pas s’il n’existe aucun bien. Mais un bien exempt de tout mal est un bien parfait, tandis que celui qui renferme quelque mal est un bien vicié ou vicieux. C’est-à-dire qu’il ne saurait jamais exister aucun mal là où n’existe aucun bien. On aboutit donc à ce résultat surprenant que, tout être en tant que tel étant bon, en disant qu’un être vicieux est un être mauvais on semble dire en somme que ce qui est bon est mauvais et qu’il n’y a de mauvais que ce qui est bon. Car tout être est bon, et il n’y aurait pas de chose mauvaise si cette chose mauvaise elle-même n’était pas un être.


ANNEXE 4

Le courrier d'un biologiste

par Jean Rostand

Gallimard - 1970

Je pense qu'il n'est aucune vie, si dégradée, si détériorée, si abaissée, si appauvrie soit-elle, qui ne mérite le respect et ne vaille qu'on la défende avec zèle. J'ai la faiblesse de penser que c'est l'honneur d'une société que d'assumer, que de vouloir ce luxe pesant que représente pour elle la charge des incurables, des inutiles, des incapables ; et je mesurerais presque son degré de civilisation à la quantité de peine et de vigilance qu'elle s'impose par pur respect de la vie... Quand l'habitude serait prise d'éliminer les monstres, de moindres tares feraient figure de monstruosités. De la suppression de l'horrible à celle de l'indésirable, il n'y a qu'un pas... cette société nettoyée, assainie, cette société où la pitié n'aurait plus d'emploi, cette société sans déchets, sans bavures, où les normaux et les forts bénéficieraient de toutes les ressources qu'absorbent jusqu'ici les anormaux et les faibles, cette société renouerait avec Sparte et ravirait les disciples de Nietzsche, je ne suis pas sûr qu'elle mériterait encore d'être appelée une société humaine.

Il n'y a pas de différence fondamentale entre un fœtus parce qu'il est interne et un nouveau-né parce qu'il est externe. Ce qui est à craindre, c'est qu'on en arrive, par un glissement, à trouver que ce n'est rien de tuer un fœtus, puis on trouvera que ce n'est rien de tuer un nouveau-né, puis on trouvera que ce n'est rien de tuer un vieillard et puis nous finirons par une espèce de conception hitlérienne.



2 Il est étrange de faire une loi, par définition d'ordre général, pour autoriser quelques transgressions. Il semble plutôt qu'en matière juridique les circonstances atténuantes appréciées cas par cas permettent de réduire la sanction ou même d'exempter de toute peine s'il s'avère que l'avis de plusieurs analystes compétents conduit à penser que ne pas transgresser eut été contraire à l'esprit même de la loi.

Le rapport Leonetti à la Chambre des députés a conduit dans ce sens à un projet de loi qui traite de manière très approfondie l’ensemble des problèmes de la fin de vie. Il a été largement approuvé au Sénat.

Mais le Comité Consultatif National d'Ethique, sous la présidence du Pr. André Sicard, a mené "un séminaire interne sur la notion de normes" les 29 et 30 juin 2001. On en trouvera la recension intégrale dans le cahier n°30 du CCNE.

[3] Le piétisme est une tendance du protestantisme allemand, une sorte de fidéisme, une relation directe de l'homme à Dieu, tendant à se substituer à une foi objective d'origine scripturaire et magistérielle.

[4] Freud ne prête aucune capacité d’objectivité à l’homme qui pour lui est irrémédiablement muré à l’intérieur de sa subjectivité.

[5] Du point de vue judéo-chrétien et islamique, il y a en l'homme une étincelle divine qui fonde sa finalité transcendante et sa dignité, que celles-ci s’extériorisent ou non dans les activités psychologiques et physiques.

[6] "The foundations of bioethics” par T.H. Engelhardt J.R., second édition, Oxford.

[7] Une analogie est proposée par T.H. Engelhardt avec un président potentiel qui n’a pas en acte les prérogatives de celui qui est en exercice. Cette comparaison est discutable car le fœtus est par nature destiné à devenir un homme, tandis que le futur président ne l’est pas par nature et ne le deviendra qu’en fonction de toutes sortes d’événements imprévisibles et de décisions personnelles indiscernables.

[8] ‘’Euthanasie. Le dossier Binding et Hoche’’. Par K. Schank et M. Schooyans. Traduction de l’allemand, présentation et analyse de ‘’La libéralisation de la destruction d’une vie qui ne vaut pas d’être vécue’’. Sarment 2002.

[9] ‘’Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne‘’. Jacques Monod. Seuil 1970.

[10] Certaines propositions libérales extrêmes relèvent d'un tel principe. La sélection du plus fort peut devenir la morale à retenir, et c'est alors l’éloge du plus robuste, finalement “la force prime le droit“ de Bismarck.

[11] Nietzsche dans "La volonté de puissance" (noter que ce livre est un document posthume).

[12] Peter Singer, professeur à l’Université de Melbourne, dirige le Centre de Bioéthique Humaine. Il plaide le respect des animaux dont la vie serait parfois plus défendable que celle de certaines personnes handicapées mentales. Il fait beaucoup de conférences dans le monde mais fut interdit en Allemagne en raison des discriminations qu’il propose parmi les hommes. Cf. “Questions d’éthique pratique“ par Peter Singer. Bayard Editions. 1997.

[13] Ce sont parfois les mêmes qui érigent cette pseudo-liberté en objectif suprême de la vie humaine, comme un bien en soi, indépendamment de tout choix et de toute responsabilité face à ce qui est bon.

[14] Ce genre d’affirmations plaît volontiers à une époque friande de nouveautés. Quand elles sont péremptoires, elles finissent par exclure les ressources irremplacées de réflexion et de sagesse transmises de génération en génération.

[15] Pour Sigmund Freud, dans "L'avenir d'une illusion", cette culture n'est qu'une névrose collective.

[16] Il peut être difficile de retrouver ce qui est "de nature" car la diversité des cultures en embrouille la découverte. La recherche de ce qui est transculturel en l'homme permet d'y parvenir, quoique certains philosophes comme Richard Rorty en dénie la possibilité ("L’espoir au lieu du savoir". Introduction au pragmatisme. Albin Michel 1995).

On lira avec intérêt dans "Morale en désordre", chapitre 2, de Paul Valadier (Seuil 1999) une synthèse de la pensée de plusieurs philosophes contemporains caractérisant plusieurs des anthropologies contemporaines influentes.

[17] Voir en annexe 2 la réflexion d’actualité de J.M. Besnier, professeur de philosophie.

[18] "Où vont les valeurs ?" Entretiens du XXIème siècle.

Sous la direction de Jérôme Bindé. Editions UNESCO. Albin Michel.

[19] Cette proposition laisse entendre que la raison de l'homme est largement construite sur l'observation du monde qui l'entoure. Peut-on imaginer une proposition plus “scientifique’’ au sens moderne lui-même ?

[20] En annexe 3, on trouvera le texte d'Augustin d'Hippone sur la non-substantialité du mal.

[21] La société actuelle entre peut-être aujourd'hui dans une post-modernité en prenant conscience par expérience et par raison de ses faiblesses, en recherchant les données naturelles et les ressources susceptibles de réviser les manières de vivre et de combler des besoins de poésie, d’amitié, ainsi que des demandes morales et spirituelles insatisfaites.

[22] On doit ici remarquer la différence radicale entre la vie de soi-même donnée pour ne pas renier ou sauver autrui et celle qui est donnée pour le tuer. Le kamikaze est une catégorie de "martyr" bien particulière, une mort acceptée pour tuer.

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[23] En langage religieux, elle exprime l’amour oblatif ou charité dont Paul de Tarse dit qu’elle ne “passera” pas, tandis que les autres vertus passeront. De fait, ces dernières sont l’expression de facultés mentales et cérébrales soumises au destin du corps, donc organiquement périssables.

[24] On peut, de manière un peu brutale, avancer que Descartes a réduit l’animal à une poupée mécanique et qu’un courant de pensée actuel réduit l’homme à l’animal. Voir par exemple "Questions d'éthique pratique" par Peter Singer, Bayard Edition, 1997.

[25] Depuis quelques années, on fait auprès des jeunes, et des adultes aussi d’ailleurs, une présentation strictement corporelle des ancêtres animaux des hommes. On y met un grand renfort commercial et médiatique ("Jurassic Parc", "La planète des singes", "L’odyssée du vivant", "L’histoire de l’homo sapiens", livres d’images et jouets innombrables). Dans une ambiance darwiniste plus idéologique que scientifique, on présente nos "anciens" sous forme de bêtes en images reconstituées en 3D, de singes artificiels animés de comportements humains plaqués sur eux mais en lutte pour la vie. Sans prendre partie sur les hypothèses scientifiques en cause, on réduit la dignité de l'homme à sa corporéité. C’est là une contre-culture réductrice des dimensions de la nature humaine. Elle n’appelle pas au développement des ressources humaines spécifiques les plus valorisantes mais elle enfonce plutôt ceux qui les reçoivent dans leur animalité et les encourage à vivre sous la seule pression de leurs instincts.

[26] A ce sujet, on peut lire "La science est-elle inhumaine ? Essai sur la libre nécessité“ par Henri Atlan. Bayard 2002.

[27] Cf. un livre non conformiste et dérangeant "La face cachée de l'ONU" par Michel Chooyans. Le Sarment 2000 (Fayard).

[28] L’éducation et toutes instructions qui veulent respecter la liberté et la dignité ne doivent pas conditionner mais susciter les aptitudes innées de l’intelligence et du cœur. Telle est la maïeutique de Socrate, fils de sage-femme : c’est ''l’art de faire accoucher les esprits des pensées qu’ils contiennent sans le savoir'', dit le Petit Robert. Selon Thomas d’Aquin (Somme théologique 1 Q117 a.1), ''l’homme qui enseigne exerce un service extérieur à la façon du médecin qui soigne ; comme la nature intérieure est la cause principale de la guérison, la lumière de l’intelligence est la cause de la connaissance''. Un tel enseignement est contraire à la démarche des dictatures idéologiques comme le nazisme, le communisme soviétique ou le maoïsme, ou encore comme certaines publicités actuelles assénées par pilonnage d’images et de formules. La différence entre les deux pédagogies est facilement perdue de vue et le fut souvent de l’Antiquité à nos jours, chaque fois qu’on a sous-estimé l’homme. Au siècle dit "des lumières" et pendant la période révolutionnaire consécutive, de nombreuses pensées philosophiques révèlent un profond mépris de l’homme (et de la femme particulièrement !) par exemple chez Helvétius, d’Holbach, Rousseau dans l’Emile, Voltaire, Diderot, pour n’en citer que quelques-uns ; ils se sont fait partisans d’un conditionnement total jugé seul adapté à l’immense majorité des hommes. Les livres de l’historien Xavier Martin fournissent d’innombrables citations bien référencées pour constater la réalité de ces réflexions fondées sur une anthropologie quasi animale ("Nature humaine et Révolution française" et "L’homme des droits de l’homme et sa compagne". Editeur Dominique Martin Morin (2002-2001).

[29] Aux sources de l'euthanasie nazie en 1920, cf. "Euthanasie. Le dossier Binding et Hoche." K. Schank et
M. Schooyans, éditions Sarment, 2002.

30 Il est certain que la non reconnaissance d'une dignité intrinsèque à l'homme ("ontologique" disent les philosophes) conduit à l'individualisme et à la non considération des hommes entre eux.